Notes écrites en prison

 

 

 

 

_______________________ Un peu d’Histoire

 

 

 

Le 18 janvier 1914 , sortant du théâtre, Hansi entre en compagnie d’amis au Café Le Central . Ils s’attablent et la discussion tourne  naturellement autour des événements de Saverne.  Le colonel von Reutter commandant le 99° régiment d’infanterie vient d’être acquitté par le tribunal militaire de Strasbourg. L’indignation est grande en Alsace .

Lorsque deux jeunes lieutenants allemands se lèvent pour quitter l’établissement, Hansi allume un morceau de sucre afin de désinfecter l’atmosphère ! Tout le monde rie de la facétie, sauf la serveuse qui, indignée, en informe deux autres militaires allemands attablés. La soirée se termine normalement.

Mais quelque jours après, l’affaire remonte à la surface. Hansi est déclaré persona non grata au Central. La presse nationaliste s’empare de l’affaire et la polémique enfle. Hansi est accusé d’avoir proféré des insultes à l’encontre des officiers allemands !

Le juge d’instruction de Colmar qui a été saisi d’une plainte déposée par le gouvernement à la suite de la parution de « Mon Village» l’entend sur cette affaire. Le 11 Février la diffusion du livre est interdite et tous les exemplaires en vente doivent être retirés.  Mais il n’y en a plus ….

Un mois plus tard, les officiers allemands du Central, sentant le moment propice pour l’attaque,  portent plainte pour diffamation. Le général commandant la place de Colmar, von Water , se porte également partie civile.

Hansi est à nouveau entendu par le juge d’instruction qui décide de donner suite aux plaintes déposées pour outrage.

Le 26 Mars a lieu le procès. Hansi est reconnu coupable et est condamné à trois mois de prison ferme, considéré comme récidiviste après l’affaire Gneiss. Il reste en liberté surveillée.

Le 18 Mai a lieu le procès de « Mon Village ». Après de longs débats, où la sémantique tient une grande place,  le tribunal se déclare incompétent et renvoie l’affaire devant la haute Cour de Leipzig. Le procureur réclame l’arrestation immédiate de Hansi. Un gendarme, au milieu d’un brouhaha indescriptible, emmène Hansi, abasourdi par la violence des faits.

 

Il va passer 12 nuits en prison ( du 18 au 31 Mai ) .  Il réussira, malgré interdictions et fouilles, à tenir un petit journal sur des feuilles de cahier.

Ce sont ces pages, souvent émouvantes, parfois proches du désespoir, qui sont publiées ci-après, grâce à l'amabilité du Musée Hansi de Riquewihr.

 

 

 

 

18 Mai

Le coup de massue ! Simple procès en offense, procès presque amusant- qui se termine par une chose qui pourrait devenir un drame…Leipzig… la haute cour… c’est la calvaire de plusieurs années qui commencerait. Sympathies immenses pendant que les juges quittent leur siège, le public m’entoure, on me sert la main, j’embrasse des dames que je connais à peine et quand le gendarme approche pour me mettre en état d’arrestation, on voit des larmes dans leurs yeux. On m’embrasse encore, on me glisse des cigarettes dans les poches.. Des derniers adieux toujours et quand sous la voûte noire de la prison je me retourne,… je vois tous les amis, aussi émus que moi-même dans un beau rayon de soleil qui vient éclairer la façade rouge du tribunal.. La lourde porte s’ouvre enfin- et nous entrons dans la nuit noire absolue. De l’obscurité se détachent enfin quelques vagues lueurs.. Ce sont

 

 

 

 

  

 

les gardiens qui avec leur falot assurent la garde de nuit. Ils sont très étonnés de voir arriver encore un prisonnier à 7 h du soir. On me fouille à la hâte, on prend quelques notes et je n’ai plus qu’à suivre leur falot, qui à travers un dédale de couloirs me conduit après que son propriétaire eut ouvert et refermé un nombre respectable de portes en fer, devant porte mieux protégée encore. On l’ouvre, avec sa lanterne le gardien me fait vaguement comprendre où dans ces ténèbres se trouvait le lit, l’escabeau et la cruche ;;;et la porte se referme. Je trouve dans la nuit un grabat bien dur et étant tout habillé, je m’y étends.. Quelle journée !..

L’interrogatoire insidieux, terrible d’une heure où déjà l’on voulait me faire dire des choses toujours graves.. ce réquisitoire où la mauvaise foi et

 

 

 

l’incompréhension éclataient.. puis les admirables plaidoyers.. puis les coups de la fin. Dieu qu’il fait froid dans cette cellule !! Des heures passent. A 10 h 1/2,  du bruit, des verrous tirés, la lumière d’une lanterne.. c’est le premier procureur qui me fait appeler parait-il . Je grelotte, je n’ai pas dîné, je suis fatigué.. et la journée ne serait pas terminée !! Me le Procureur très correct, chevaleresque même, m’annonce qu’il avait le droit et l’intention de faire une perquisition à mon domicile. Je le supplie de n’en rien faire.. non pour moi, mais pour mon père que l’on va réveiller et faire assister à la plus agaçante et la plus impressionnante des mesures judiciaires. Généreusement il semble

 

 

 

 

 

admettre ces raisons, j’attends encore une demi-heure, et l’on vient m’annoncer que je puis me coucher.. Cette fois-ci le gardien veut bien me montrer comment on arrive à défaire la couverture et il me quitte. C’est fini. ; Je m’étends, je grelotte, j’entends sonner minuit, puis 1heure, puis 2 heures. lentement d’abord à la cathédrale, puis c’est la clochette du Kaufhaus qui répète. puis très loin la cloche de l’hôpital.. Il fait toujours plus froid, j’ai soif, je cherche la cruche et je ne la trouve pas, mais je renverse un escabeau – et puis il y a cette odeur, doucereuse, affreuse qui vous prend à la gorge. Je rêve tout éveillé, je vois la perquisition à minuit chez moi.. et mon père au désespoir , je vois le triste cortège qui emmène Manon Lescaut… à Leipzig. Je veux me réchauffer, je ne réussis qu’à faire tomber ma couverture.. et je compte encore les heures.

19 Mai  5 h du matin Les verrous sont tirés, un gros gardien ouvre la porte toute

 

  

                                              

 

      …..et crie d’une voix de stentor :Kübel raus, Wasserkrug raus ( dehors le seau, dehors la cruche d’eau ).

                                    

 

   

  

 

grande et crie d’une voix de stentor :Kübel raus, Wasserkrug raus ( dehors le seau, dehors la cruche d’eau ). Je ne sais trop comment j’exécute le mouvement – on me rend de l’eau fraîche. Deux prisonniers viennent me montrer comment on fait le lit, comment au moyen d’un crochet on le replie vers le mur …puis je peux enfin me rendre compte de l’endroit que j’habite. Tout de suite je reconnais

la cellule dans laquelle j’ai rendu visite à l’abbé Wetterlé il y a 5 ( ?) ans. Triste, bien triste la cellule. Moi qui n’ai pas assez, dans ma petite chambre, de mes deux grandes fenêtres, je n’ai plus qu’un demi vasistas, placé à hauteur d’homme et ne s’ouvrant qu’à moitié. J’ai tout essayé – je n’ai pas réussi) voir le moindre bout de ciel. Au mur le verset biblique qu’a déjà médité l’abbé, sur un grand carton orné d’une bande de papier bleu, à côté, la « Hausordnung », le règlement,

 

                                                                   

 

   

 

 

Au mur le verset biblique qu’a déjà médité l’abbé, sur un grand carton ornée d’une bande de papier bleu, à côté, la « Hausordnung », le règlement

 

 

  

 

 

  celle-ci ornée d’une bande rouge, et mon accusateur aurait pu trouver dans l’assemblage de ces deux couleurs les plus graves intentions. Puis une toute petite        armoire  contenant un morceau de savon et une serviette, une petite table pliante, un escabeau…et c’est tout. Dieu, que ce doit être terrible d’habiter ici quand on n’est pas soutenu par le sentiment de faire son devoir ! La prison se réveille, des verrous se tirent, des portes s’ouvrent et se referment avec fracas. On entend la litanie monotone des prières en commun, puis partout les marteaux frappent, les outils grincent. A 6 heures on m’apporte une écuelle avec un breuvage innommable, et un morceau de pain noir. J’ai faim, j’essaye de manger – tout à fait impossible. Faut-ils qu’ils soient malheureux, les voisins pour arriver à manger cela.  A 10 h visite du procureur et du directeur

  

 

 

on m’annonce que l’on m’autorise à faire venir ma pitance du dehors ..il était temps, j’allais mourir de faim. Puis c’est mon avocat.. C’est qu’elle est très compliquée ma situation. J’ai 3 mois de prison à faire, mais en ce moment je ne les fais pas.. je fais de la prison préventive pour un autre délit… et l’on ne sait trop par où commencer. Puis c’est mon père très ému, trop ému. Puis mon médecin, et pendant que nous causons au parloir, je vois passer deux de mes plus gracieuses élèves gaies et souriantes ..cela m’a remis un peu de courage au ventre. M° Helmer m’a remis en cachette un cornet de bonbons acidulés. Dans ma cellule j’ai réussis à fabriquer dans mon verre d’eau une très, très vague imitation d’une absinthe. Quand la reverrai-je la gaie terrasse du petit café du Boulevard des Italiens, avec les amis

 

  

 

  

        

 

  

les camarades qui arrivent avec un bon sourire : Tiens voila Hansi et l’éternelle question : tu n’es donc pas en prison ? Cela si, mes pauvres vieux, cette fois j’y suis, et pour de bon. Dieu que c’est loin tout cela. Midi, voila ma pitance.. bien bien simple J’ai une faim de loup- je n’ai rien mangé depuis 24 heures et tout à coup je dépose la cuiller d’étain. Non décidemment cela ne va pas, c’est l’odeur, l’affreuse odeur. Le malheureux « confrère » le détenu en veston bleu, chargé du service de maître d’hôtel dans ma cellule – a un immense ricanement de joie quand il aperçoit les beaux restes, la demi côtelette et la tranche de pain blanc. J’ai fait une trouvaille, 3 cigarettes

 

 

 

 

et au fond de la poche du pardessus quelques allumettes bougie – quelques  « cerinis » italiens achetés au printemps dans quelque lumineuse bourgade de Lugano.- petits fils blancs et précieux qui ne se doutaient pas qu’ils termineraient leur existence dans un endroit aussi triste, aussi dépourvu de lumière. Je calcule que monté sur mon escabeau à la hauteur du vasistas j’arrive avec ma bouche à la hauteur du vasistas. Je monte et bientôt – avec une volupté rare, je suis du regard les spirales de fumée bleue.. Que c’est bon.. je détruis soigneusement le restant de la cigarette.. mais l’expérience n’a pas réussi. Le soir même le gardien savait que j’avais fumé..

 

   

 

Après midi triste, triste bougre. A la fouille, on a confisqué ma montre. Les heures s’écoulent lentes, lentes. Il y a comme un reflet d’une belle lumière sur le tamis de ma lucarne. Il doit y avoir un beau ciel bleu la dehors. Je pense tristement à l’aquarelle commencée où l’on voit la vieille ville toute rose, la cathédrale dorée dans son berceau de verdure. Quand la finirai-je ? Dans la cour c’est le pas traînant ,monotone des prisonniers à la promenade. Petite cour carrée, entourée de quatre énormes bâtiments,

 

 

                                                    

 

                                     

La promenade dans la cour : «  C’est le pas traînant des détenus qui tournent en rond….. »

 

  

 

 

C’est le pas traînant ( suite )  des détenus qui tournent en rond, inlassablement pendant une heure. Le bruit monotone du troupeau en marche est interrompu par quelque observation furieuse du gardien : Schritt halten ( au pas ) et le sinistre bruit prend du rythme.. ou bien «  Maul halten Meyer  .. et plus silencieusement encore on entend tourner le malheureux troupeau. J’essaie d’écrire … impossible ; je suis abattu, l’odeur m’assomme. enfin, vers cinq heures on me permet à mon tour de me promener. c’est une petite cour, entourée de hauts bâtiments

 

   

 

 

aux fenêtres grillées. ; au milieu une lanterne et un pauvre arbre qui vraiment à l’ai de souffrir d’être là… C’est un chétif acacia – qui sans doute s’est mis un jour à porter des fleurs tricolores et il a été condamné à finir ses jours ici.. C’est ici, sur ces quelques mètres carrés de terre qu’ont lieu les exécutions capitales… et une tristesse immense semble planer sur ce pauvre jardin. Mais tout en haut on voit un bout de ciel bleu, d’un bleu pur, lumineux. Il me semble que jamais je n’en vis de plus beau. Je ne puis quitter du regard cette splendeur et à chaque instant j’interromps la promenade circulaire pour regarder ce bout de ciel bleu. Certes une journée de prison c’est triste mais par une journée ensoleillée de printemps c’est bien dur. On me ramène dans ma cellule, à 6 h on m’apporte mon maigre « dîner » puis

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

 

 

tout de suite on vous boucle à double tour ,et c'est la longue nuit qui commence. Nuits interminables, n'ayant pas de lumière m'oblige à me coucher à 7 h..sans sommeil aucun. On est là, étendu sur le dos dans le silence absolu, les yeux grands ouverts dans la nuit hostile.. et l’imagination vagabonde, s’inquiète .. Quand reverrai-je le soleil jouer sur le crépi des maisons d’Alsace, les ombres violettes sur les vieux murs dorés ! Que me réserve cette épreuve ? Ai-je assez de force, assez de santé pour résister, pour lutter ?

 

 

 

Et quelque fois je tremble de sortir de là comme une loque, une ruine au moral et au physique, comme ces êtres que j’ai vu revenir de là – qui ont connu tant de souffrances pour retrouver jamais la joie de vivre. ; tant d’autres alsaciens ont été vaincus avant moi ; et lentement, lentement les heures s’écoulent dans le silence lourd, on croit entendre la respiration oppressée du malheur.

21 mai   C’est l’ascension.. La cellule dès le matin me paraît plus claire que d’ordinaire et je devine que dehors          

  

  

 

d’un ciel radieux ruisselle une lumière intense.. C’est cela sans doute qui rend cette journée plus douloureuse que les précédentes. 5 h du matin, on entend l’animation de la rue. C’est une société de gymnastique qui s’en va vers la montagne et je devine la foule joyeuse et bariolée qui se presse à la gare. Je crois voir les sociétés en béret, en pantalon blanc serré dans les guêtres et les autres, les chapeaux verts. La prison est d’un calme inaccoutumé. Les ateliers sont calmes, pas de bruit d’outils qui mettent comme un semblant

   

  

 

     

de vie dans la maison triste. A neuf heures j’entends que l’on réunit les détenus dans le couloir, on commande demi-tour et du même pas traînant las qu’ils ont à la promenade, ils se rendent à la chapelle. peu après je les entends chanter à plein gosier, hurler même. C’est à qui donnerait le plus de voix et l’on dirait que chacun s’astreint à surmonter la voix du voisin. Je me rappelle que souvent en passant le Dimanche matin rue des Augustins on est étonné d’entendre ce chœur fougueux, on admire la conviction, la chaleur que mettent les prisonniers à chanter

 

 

 

 

la gloire de Dieu.. Hélas ce n’est ni la conviction, ni la foi qui vibrent dans ces voix puissantes. C’est simplement le désir fort compréhensible de se délaisser, de se venger d’un silence de 8 jours. Après le service, on me sort pour ma promenade. Et j’arrive à la distribution de la lecture du dimanche. Le gardien longe la rangée des cellules suivi d’un détenu porteur d’un panier rempli de livres à couvertures grises. Et au hasard, il en jette un dans chaque cellule. . et c’est la l’unique joie du dimanche ; pauvre joie qui

 

 

 

 

consiste à lire quelques pages d’une histoire dont jamais on ne saura la fin. Pas de visite à espérer. Je ne suis autorisé à ne recevoir que les personnes munies d’un laissez- passer signé du 1° procureur. Or son bureau est fermé et je ne puis attendre personne. J’essaye en vain de m’intéresser à un roman allemand ; sa naïveté ne peu me retenir plus de deux minutes. Depuis des semaines je portais sur moi une minuscule édition de quelques poèmes de Ronsard. Ils ne me quittaient pas et ils ont échappé à la première fouille. A la deuxième fouille – on me soupçonne de posséder des cigarettes – le gardien a trouvé

 

  

    

 

le cher petit livre, mais comme il le prenait pour un almanach, il me l’a laissé .Je lui demande un peu de gaîté. Hélas «  le gentil rossignolet dessus l’espine assis  le Bel aubespin verdissant, fleurissant . Tous ces vers blancs et roses comme des arbres en fleurs, ces vers qui sentent si bon le printemps et la joie de vivre, ces vers qui évoquent l’herbe mouillée et le pré fleuri me font un mal affreux dans les 4 murs tristes de la cellule ; une douloureuse nostalgie m’étreint et ne me quitte

  

 

 

 plus de la journée. Quel triste dimanche.. Le soir j’entends arpenter les sociétés de gymnastique avec un ensemble parfait elles attaquent Sambre et Meuse devant la prison.. ils croient me faire plaisir et ne se doutent pas combien ils me rendent tristes.

23 Mai  J’apprends que mon père s’est vu refuser l’autorisation de me rendre visite. Quelle cruauté bête et inutile.

 

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24 Mai  Dimanche ; Je suis au secret, mon père s’est vu refuser l’autorisation de venir me voir ; mon frère aussi. Pourquoi cette inutile cruauté ? Je me le demande sans le comprendre. 

J’ai écrit avant-hier à mon père, pour lui demander de m’envoyer 2 crayons ! Je n’ai pas de réponse- je suis forcé de conclure que ma lettre est partie pour Leipzig, et que la cour de Leipzig est obligée de donner le laisser passer à ma lettre. .Mon père habite à 500 m de ma cellule- et une lettre mettra 5 jours à parcourir 1000 Kms pour lui parvenir. Ah, c’est gai ! Je ne reçois aucune lettre… celle que l’on m’écrit prennent la même voie…Et pourquoi ? Je suis en détention préventive, mais il n’y a plus d’instruction ;

   

    

 

 

 

  

et je me demande en quoi l’instruction - qui est close depuis 2 mois – peut être gênée   si j’embrasse mon père. Dimanche très très triste.

Mon avocat n’a pas pu venir, donc pas de visite, pas de nouvelles, pas de lettres, pas un signe du monde extérieur : un silence de mort autour de moi.. Cette mise au secret me parait bien le plus cruel des supplices.

25 Mai  Une visite agréable : Sœur E. qui dirige avec quelques autres sœurs de Saint Vincent de Paul l’infirmerie de la prison. Elle a la délicatesse de ne pas me dire les consolations d’usage – celles que l’on dirait tout aussi bien à un voleur. Mieux que toute autre, Sœur E. sait que l’on peut se trouver dans une prison – et éprouver

 

 

 

 

chaque soir malgré certaines tristesses, la fierté , la joie que vous donne le sentiments d’avoir accompli son devoir. Par contre Sœur E. s’informe doucement de ma santé. Comme je ne me plains un peu du supplice de l’escabeau sans dossier, supplice allongé inutilement par l’obligation de le lever à 5 h – elle appelle le Gardien et lui dit tranquillement que le médecin ordonnait que je reste couché jusqu’à 8 h. Elle donne encore des ordres pour que l’on me donne un traversin et comme elle laisse ouverte la porte de ma cellule, je vois la grande cornette blanche s’en aller dans le couloir bondé de portes 3 fois verrouillées ; à l’une des dernières elle s’arrête

 

 

 

      

et de ses mains maigres, avec une énorme clef, je la vois ouvrir péniblement une autre cellule, et y porter quelque consolation, quelque adoucissement, quelque parole d’espérance et de pardon. On nous montre souvent la sœur de Charité à l’Hôpital, au Champ de Bataille – on nous parle rarement des sœurs dans les prisons… Et pourtant se sont peut-être les plus héroïques de toutes ! Mais aussi quelle belle « propagande » , comme nous disons entre alsaciens. leur seule présence quelques paroles de l’une de ces prisonnières volontaires feront plus de bien, éveilleront plus de souvenirs.

 

 

 

J’entame plus de bonnes résolutions et d’espoirs de pardon dans le cœur du malheureux que des wagons de ces petits tracts naïfs et ridicules que l’on nous distribue le Dimanche.. Quand à la brasserie un Hornais quelconque ( il y a des Hornais dans toutes les brasseries) récite ses lieux communs contre la religion ou le Christianisme, alors j’ai le sourire : je pense aux cathédrales gothiques et aux sœurs des prisonniers, et quand ils pourront nous servir quelque chose qui ressemblât à ces deux mystères splendides, nous recauserons.

26 Mai Mon avocat m’a

  

 

 

 raconté que lorsque l’on m’arrêta il y a 8 jours – quand je passais devant la foule aux côtés du gendarme – quand les femmes avaient peine à retenir leur émotion et que les hommes me saluaient très bas – comme au champ de bataille on salue un blessé ou un mourant , il s’est trouvé un allemand pour m’insulter par un bravo crié au gendarme. Il parait qu’une dame alsacienne lui a répondu par un magistral « Cochon » lancé en pleine figure et c’était mérité. Je ne voudrais pas généraliser.. mais le bravo de ce lâche  n’est que la suite de l’absence complète de générosité dans la race germanique. Chez nous on

 

 

          

            salue le blessé- on salue l’ennemi blessé..

28 Mai Je suis ici depuis 9 jours.. depuis 8  jours je n’ai reçu ni lettre , ni visite autre que celle de mon avocat. Il y a juste 7 jours j’ai écrit une lettre à mon père, une autre à une élève. Les lettres ne sont pas encore arrivées. Hier j’apprends par le procureur qu’elles sont à Leipzig, où après avoir été traduites par un traducteur juré – elles sont examinées par un aréopage de 7 juges de la haute Cour. Ce n’est qu’après cet examen que mes lettres sont expédiées

  

 

   

( ou ne le sont pas ) à leur destinataire. Pauvres petites lettres qui devaient porter quelques paroles d’amitiés et calmer les quelques soucis, elles seront bien étonnées d’être lues et discutées en haut lieu. J’en suis bien entendu grâce à ce contrôle un peu compliqué – réduit à renoncer à toute correspondance.. et je constate avec tristesse que si je me trouvais à Oudjida ou à Casablanca il me serait plus facile à faire savoir à mon père que je vis encore- qu’ici à la prison de Colmar.

29 Mai Hier mon défenseur est venu me

  

 

  

voir et nous avons causé jusqu’à 6 h. A peine était-il parti qu’un employé de la prison qui porte le titre d’inspecteur est venu avec des gardiens. Il m’a donné l’ordre de sortir de la cellule, les gardiens se sont élancés sur le lit ont jeté à bas matelas, couvertures et draps, en ont fouillé tous les plis et tous les replis, puis ils ont visité minutieusement la petite armoire, ils ont ouvert chaque livre , chaque cahier, ont inspecté minutieusement les poches de mon pardessus, l’intérieur de mon chapeau. Puis on a fouillé consciencieusement toutes mes poches- tout cela sans

 

 

 

 

résultat. On n’ a trouvé ni les 5 cigarettes coulées dans les 5 doigts de mon gant, ni ces pauvres feuillets cachés entre la couverture de la Bible et le papier qui protège icelle . Heureusement sans quoi je serais aux fers – et au cachot . C’est curieux, devant pareilles mesquineries,je redeviens tout petit et je me sens une âme de lycéen. J’ai des envies de fumer en cachette, uniquement parce que c’est défendu, et si j’avais un pupitre j’y élèverais des vers à soie.. N’empêche, si après trois mois de ce traitement là, je ne suis pas convaincu qu’il n’y a qu’une « Kultur » et que cette » Kultur » allemande est au dessus

 

 

 

de toutes les autres – je suis vraiment incorrigible ( Mon Herr Inspector en était pour sa courte honte . Il a du appeler 2 détenus pour remettre en ordre lit, mouchoirs et livres.

   

 

           

 

 

Mai  pour la l° fois depuis 10 jours mon père a été autorisé à venir me voir toujours sous la surveillance du gardien. L’autorisation lui est parvenue de Leipzig directement. je l’ai trouvé très ému mais vaillant et courageux. Malgré les gros soucis, les inquiétudes douloureuses de ces jours-ci il a tenu à me dire ceci : reste fier et ne t’abaisse jamais malgré tout ce qui peut arriver… J’espère bien en avoir la force, mais j’étais bien content de m’entendre répéter ces paroles du devoir à mon père. C’est bien l’homme le plus doux, le plus pacifique que l’on puisse trouver. Mais il voit depuis 6 mois les persécutions que je subis, il a vu arriver ce flux de papier timbré, citations, sommations ( et comme je lui

 

    

 

  

en cachais la moitié ) il a vu avec quelle haine, quelle mauvaise foi et quel parti pris ces derniers procès ont été conduits contre moi, et la brutalité, la cruauté de mon incarcération et cet homme très droit et très juste a eu ce matin un mouvement de fière révolte. En ai-je assez vu de ces alsaciens doux, pacifiques qui subitement – sous les coups de cravaches répétées - se révoltent enfin et deviennent des militants comme nous autres.

30 Mai (Veille de Pentecôte) Enfin une bonne nouvelle. J’avais fait opposition à

   

 

 

 

à la décision du tribunal de Colmar ordonnant mon arrestation. C’était moins pour éviter la prison préventive – j’ai 3 mois de prison à faire et cela irait en même temps – mais pour pouvoir me présenter librement à la cour de Leipzig. Je n’ai jamais cherché à éviter ma responsabilité et si je voulais vivre en France il y a longtemps que je m’y serais décidé. Pendant que mon défenseur allait chez mon …..

on lui a apporté une dépêche de la cour de Leipzig l’informant que l’on me mettrait en liberté provisoire moyennant un cautionnement de 25 000 Marks ( 31 000 francs ) C’est une grosse somme. (J’en possède 5 mille

 

 

  

au plus et cette année va me coûter cher ) mais mon dévoué avocat s’est mis en route. ;il trouvera. Malheureusement les banques sont fermées, les caisses sont closes.. et me voilà obligé de passer ces 2 jours de Pentecôte dans ma cellule. Pour rien ! Tant pis.. J’ai pour moi l’espoir de revoir le soleil et le ciel bleu Mardi- et cela me donne du courage.

 

  

 

 

 

 

 

                       

                                 

 Lever d’écrou au nom de Waltz Johann Jakob, en date du 31 Mai 1914 ( rentré  le 18 Mai )

 

 

 

 

La porte de la cellule de Hansi, qui fut aussi celle de l’abbé Wetterlé,  se referme sur 13 jours de détention.

 

 

 

 

Hansi se retrouve donc dehors ce 31 mai. Ces 13 jours de détention furent très dures comme en attestent  ces quelques pages plus souvent griffonnées qu’écrites.

Le désespoir l’atteint par moment, surtout à la pensée de son père laissé sans nouvelles et du traitement incompréhensible dont il est la victime.. Pourquoi, Pourquoi ??

Quand reverra-t-il le ciel bleu ? Quand finira-t-il son aquarelle ? La captivité – qu’il n’avait pas trop réellement imaginée ou envisagée – le surprend et le laisse par moments bien abattu. Mais c’est avant tout un humoriste dont la principale arme est ces crayons. Il croque en cachette son environnement et son œil ironique ne peut s’empêcher de procéder à la métamorphose du seau hygiénique de sa cellule ! Hansi n’est pas mort…

 

 

 


                                           

Page 10 : Je pense tristement à l’aquarelle commencée où l’on voit la vieille ville toute rose, la cathédrale dorée dans son berceau de verdure. Quand la finirai-je ?